Une vision de l'aïki

Publié le par Greg

Par Okabayashi Shogen Shihan, Fondateur du Hakuho ryu Aïki-Budo

Traduit par Greg d’après une transcription anglophone faite par Russel Haskin

Note de l’auteur : Le texte qui suit est extrait d’un discours d’Okabayashi Sensei donné à l’occasion du séminaire annuel Fukuoka il y a quelques années.


Okabayashi est très bien placé pour parler d’aïki-jujutsu, ayant étudié le Daito ryu Aïki-jujutsu sous deux de ses plus éminents représentants, Takeda Tokimune, 36ème Soke (fils de Takeda Sokaku, 35ème successeur de ce système qu’il fut le premier à ouvrir à l’extérieur du clan), et Hisa Takuma, Menkyo Kaiden de Daito Ryu (une des deux seules personnes à qui Sokaku Sensei ait jamais décerné la distinction). Daito-ryu fournit les racines de nombreuses écoles d’aïki-jujutsu.

 

Il est très difficile d’expliquer avec des mots ce qu’est l’aïki-jujutsu, mais je ferai de mon mieux. J’imagine que tout le monde ici cherche à être plus fort qu’il n’est aujourd’hui, mais vous-êtes vous jamais demandé jusqu’à quel point vous deviez devenir fort pour que cela vous satisfasse ? Être le plus fort du quartier vous satisferait-il ? Ou souhaitez-vous être le plus fort de la ville où vous vivez ? Ou le plus fort du département ou de la région ? Peut-être du pays? Ce type d’objectif est ce que j’appelle un désire “relatif”; il disparaîtra au même moment que ce à quoi il se rapporte.

 

Dans notre organisation, il y a des personnes âgées de 5 à 89 ans qui s’entraînent avec assiduité. Parmi ces références « relatives », s’il y avait une compétition qui acceptait les combattants de 89 ans, nos pratiquants de 89 ans feraient certainement partie du top 50. Et même de manière certaine n°1 du département. Cependant, ce n’est pas la motivation avec laquelle nous nous entrainons. C’est parce que l’aïki-jujutsu repose sur l’idée d’un momentum unique, “absolu” dans le temps et l’espace et qui ne dure qu’un dixième de seconde dans toute situation dite « relative ». Tout le monde a probablement à un moment ou à un autre fait l’expérience de la prévalence de ces concepts de relativité dans tout ce que l’on fait. L’Aïki-jujutsu est fondamentalement différent des autres arts de combat parce qu’il ne repose pas sur des principes de relativité, mais plutôt sur l’opportunité de ce moment « absolu » dans l’espace-temps créé le temps d’un contact mutuel entre vous et votre adversaire.

 

Comprendre que l’aïki-jujutsu ne requiert pas de force “relative” devrait être votre priorité. C’est l’idée que peu importe la force de votre adversaire, comme il appartient au monde de la force « relative”,” il ne peut se servir de sa force contre vous. C’est une vision très difficile à intégrer, mais sans une réelle compréhension de ces fondamentaux, l’aïki-jujutsu reste inaccessible. Le propos de notre entrainement est d’apprendre à capturer ou à essayer de capturer ce moment “absolu” dans le temps et l’espace, créé et éteint au même instant. La finalité réside dans la projection ou le contrôle au sol de l’adversaire, mais il ne s’agit pas là de l’objectif de la pratique et s’en remettre à sa force, bien que nécessaire en jujutsu, est un obstacle à la compréhension de l’aïki.

 

Si vous êtes capable d’alterner utilisation de votre force physique et de l’aïki, vous seriez probablement très bon en compétition. Mais vous restez finalement à un niveau jujutsu.

 

Le niveau suivant, aïki-no-jutsu, va au delà de ce mode “relatif”, qui repose sur la force. Enseigner l’aïki à un jeune dont le corps n’est pas encore entrainé et dont l’esprit est encore doux et faible n’amènera rien de constructif. Jujutsu est plus approprié pour maîtriser une ou deux personnes agressives. Les personnes jeunes et qui disposent de la force de leur jeunesse sont rapidement satisfaites d’une pratique compétitive du jujutsu. Mais il ne faut pas trop s’attarder à ce niveau de pratique. Alors que vous vous entrainez vous et votre corps dans ce niveau “relatif” de pratique, vous devez entamer votre quête pour le monde de l’absolu.

 

Les pratiquants plus anciens, parce qu’ils ont acquis une expérience de la vie, sont à un stade où ils peuvent comprendre l’idée d’intégrer ce monde de l’absolu, et ce momentum dans l’espace-temps dans leur jujutsu. C’est la pratique de l’aïki-jujutsu. Même si le premier niveau de pratique, jujutsu, n’est pas un niveau aboutit, les techniques sont telles qu’elles peuvent être effectuées avec plus ou moins de force et de puissance, avec des déplacements plus ou moins rapides, en étant ou non aïki, de telle sorte que plusieurs pratiques sont envisageables à ce premier niveau.

Essayer de voler (comprendre) la technique à partir de vidéos ne permet pas d’en comprendre le sens profond. Cependant, même si votre pratique reste à ce premier niveau en ne mettant en oeuvre que la forme et un peu de force, vous parviendrez à être fort dans le monde « relatif ». Si vous pratiquiez ne serait-ce qu’une heure par jour, tous les jours pendant trois ans, vous pourriez devenir assez forts. Peu importe l’intensité d’entrainement musculaire, cela n’est d’aucun apport quand il s’agit de mettre en œuvre le concept aïki. Parce que l’aïki exclut l’idée de force (externe/musculaire) Il n’est pas possible de rester dans le monde de la force “relative” et d’être aïki : il vous faut transcender l’idée de perdre ou gagner.

 

Bien que parfaitement conscients de cela, de nombreux pratiquants ont du mal à se défaire de l’idée de perdre ou gagner, ce qui crée un obstacle inutile à leur progrès.

 

J’aimerais que chacun chasse de sa conscience la volonté d’être numéro 1 et essaye de capturer le moment unique , source de l’aïki. C’est une quête très différente de celle de nombreux arts de combat qui cherchent à savoir qui est numéro 1, 2, 5 000 ou 5 001. Votre première priorité doit être la self-défense. Il n’y a pas de place pour des problèmes de force relative lorsqu’il s’agit de situations de self-défense. Au contraire, peu importe la faiblesse apparente d’une personne ou la force qu’elle tente de faire transparaître, vous devez vous entrainer pour atteindre la maîtrise quelle que soit la configuration. Il était d’ailleurs interdit de divulguer les techniques du clan auparavant. Notamment parce qu’il ne fallait pas donner à un éventuel adversaire la possibilité ne serait-ce que d’imaginer quel type de technique vous pourriez utiliser.

 

Si un adversaire pouvait connaître vos techniques, il pourrait imaginer une contre-technique ou comment attaquer sans être contré. Pour pouvoir faire face à n’importe quelle attaque vous devez être en mesure de saisir le moment unique. En réponse à l’attaque, vous devez créer cet instant unique en créant un effet dans l’adversaire. Cet effet ne prend aucune forme, ne laisse aucune trace une fois passé, et doit être quelque chose qui disparait dans l’instant. Mais cet effet est réellement créé, une émanation de l’art qui apparaît l’espace d’un instant. Votre seconde priorité devrait être de developper cet art de créer ce moment “absolu”.

 

Connaître la forme d’une technique est loin d’être suffisant. Vous devez retrouver les racines qui préfigurent la technique et commencer à travailler à les mettre en œuvre. J’ai dit plus tôt que l’on pouvait devenir fort juste avec le jujutsu, mais il est également important de comprendre les raisons pour lesquelles un kata (séquences distinctes d’une technique) produit les effets qu’il a sur un adversaire. Echouer dans cette compréhension bloque votre cheminement dans la compréhension de l’aïki. Pour cela il faut systématiquement chercher à réduire la force que vous mettez dans l’exécution d’une technique. L’utilisation de la force réduit votre capacité consciente à appréhender une configuration complexe, tel que les angles et la direction, via une sensibilité tactile atténuée du fait de l’utilisation de la force. Et cela vous empêchera de saisir les raisons d’être d’une technique.

 

Un vieux dicton dit, “Dans chaque victoire un mystère.” Cela signifie que lorsque l’on remporte la victoire grâce à l’aïki, il ne se trouve aucune raison apparente expliquant cette victoire. Pour l’observateur qui ne cherche que des explications “relatives” basées sur la force et la faiblesse, il n’y a rien qui explique la victoire.

 

On pourrait penser que l’on entre là dans le surnaturel : l’aïki, qui ouvre et ferme ce moment “absolu” est comme une vision fantôme sans forme ni contour à saisir. Biensûr il y a differents niveaux de maîtrise de l’aïki, allant du plus bas, immature, non maîtrisé, à un niveau élevé, très complexe. C’est pourquoi un pratiquant ne doit avoir de cesse de s’entrainer pour atteindre le niveau supérieur suivant de l’aïki. La compréhension seule n’est pas suffisante pour progresser dans les niveaux d’aïki : il faut pratiquer.

 

Comparé à la pratique plus physique du jujutsu, il convient de dire que l’aïki agit sur l’esprit des personnes impliquées. Cet aïki ne vient pas d’une prise d’initiative de l’attaque mais seulement de l’attente et de l’interception de l’attaque.

Lorsque vous initiez une attaque vous n’êtes plus en mesure d’exprimer cette idée d’interception, qui est également le cœur de la self-défense. La victoire “absolue” passé seulement par votre capacité à créer et éteindre l’aïki au moment où vous recevez l’attaque. Comme prévu, le fantôme de l’aïki n’est pas quelque chose que l’on peut aisément expliquer avec des mots mais j’espère tout du moins que j’ai pu vous en donner une petite idée.

 

On nomme “aïki-jujutsu” la pratique physique du jujutsu intégrant le concept aïki. Comme je l’ai dit auparavant, il existe plusieurs niveaux d’aïki. Tôt ou tard vous toucherez du doigt le concept aïki et votre jujutsu se transformera petit à petit en aïki-jujutsu. D’autre part, s’agissant de self-défense, vous devez développer une conscience impitoyable. Développer une conscience impitoyable envers des personnes déraisonnables aide à saisir plus facilement le concept d’aïki. Parce que nous parlons de rendre concret un phénomène qui n’a ni forme ni contour, vous ne comprendrez jamais réellement de quoi il s’agit jusqu’à ce que vous transcendiez votre vision du monde et votre manière de pensée.

 

Publié dans Aïkido - Concepts

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